Hommage à Jean Grosjean

TRADUIRE LA PROFONDEUR
(hommage à Jean Grosjean, NRF 581, avril 2007)

Jean Grosjean. Je le revois dans les bureaux de la N.R.F., à la veille de ces lointaines vacances de Pâques où j’étais venu lui rendre une sorte de devoir. L’œil tantôt vif, tantôt grave, le sourire fin, il se penche sur mon travail, me regarde, me parle, me suggère quelque retouche et finit par me dire d’un ton ferme: « Je suis votre allié ».

Curieusement, nous ne nous sommes rencontrés que trois ou quatre fois – notre dernière rencontre remonte à plus de quinze ans déjà. Il en va de même de nos coups de fil, trois ou quatre, pas plus. Mais nous nous sommes énormément écrit pendant les trois décennies de notre « alliance ». D’abord, à propos de mes premières traductions de poésie, ensuite sur mes propres poèmes (que je traduisais en français uniquement pour savoir s’ils trouvaient grâce à ses yeux) et enfin, les dernières années, pour priser des enchantements communs. « Jusqu’au 1er novembre, selon les fragiles prévisions humaines, je suis à l’adresse ci-dessous, d’où je vous envoie mes plus amicales salutations. » écrit-il dans sa dernière lettre. Formule un peu inquiétante qui me cause un pressentiment qui sera confirmé le 10 avril 2006.
Comme j’aimais ses beaux caractères réguliers, tracés à l’encre bleue, la brièveté de ses phrases, la concision de sa pensée, sa sévérité immanquablement doublée d’une extrême gentillesse ! Comme je me réjouissais d’avance de recevoir, deux ou trois jours après que je lui avais écrit, une enveloppe couverte de cette écriture inéchangeable ! C’était devenu une certitude. Il me répondait toujours par retour du courrier.

Rutger Kopland en Paul Gellings op weg naar Parijs, april 1989

1978. J’avais tout essayé. Enfin, presque tout. Mes traductions de poésie avaient fait le tour d’un grand nombre de magazines français et belges dont les noms se sont, avec le temps, effacés de ma mémoire. J’avais eu droit à des refus et à des attentes sans fin. Que ne m’étais-je adressé à la N.R.F. ? Pensez-vous. C’était la revue d’André Gide et de tant d’autres icônes dont j’avais appris à admirer la plume et l’univers à la faculté des lettres de Groningue.
Et puis, en dernier recours, tout de même, la N.R.F.
Mais là aussi d’abord attente (par suite d’un déménagement interne) et ensuite refus, décision cependant cordialement argumentée par Jean Grosjean : « Votre travail ne manque pas d’intérêt, mais n’est pas encore assez efficace en français. » Pas encore. La porte était ouverte.
Deux ans auparavant, j’avais entendu le poète néerlandais Rutger Kopland, lors d’une soirée de poésie, lire son cycle D et j’avais aussitôt été saisi, tant par la voix de l’auteur que par son style dépouillé et sa sérénité mélancolique :

D, j’ai décrit ton visage dans un poème
comme une si grande absence, je l’ai comparé
à une surface d’eau où je voyais le visage
d’un cheval, et quand j’ai levé les yeux

l’autre bord était désert.

Rutger Kopland in gesprek met Jean Grosjean, april 1989

J’aurais voulu écrire ces vers moi-même, mais c’était déjà fait. Toutefois, il restait un excellent moyen de les écrire encore et c’était de les réécrire, en français – bref, la traduction. Je me suis tout de suite mis à l’oeuvre, pour partager peu de temps après le fruit de mon travail avec le poète en personne. Je l’avais contacté par téléphone, il m’avait invité chez lui à Glimmen, sur quoi nous avons passé une longue soirée ensemble, examinant avec le plus grand soin ses poèmes francisés. Kopland, sortant d’un lycée classique, possédait quelques solides notions de français. Il était en outre doté d’une sensibilité poétique exceptionnelle, ce qui a beaucoup facilité les choses. Ainsi s’est amorcé un travail d’équipe qui n’a jamais cessé depuis, et à notre petite équipe s’est donc, un an plus tard, associé Jean Grosjean.
Comment définir le manque d’efficacité qu’il observait chez moi? Avec le recul, je crois qu’il s’agissait davantage d’un surplus que d’un manque. J’employais des passés simples et des subjonctifs, tout comme on plaque des accords sur un vieux piano. Je me gargarisais d’archaïsmes bien ronflants. C’était littéraire, éloquent, tandis que, précisément, Kopland…
Et pourtant Jean Grosjean, lecteur du bas-allemand, traducteur et poète lui-même, avait deviné à travers mes bruyants efforts le vrai souffle de l’original, et me proposait de lui envoyer désormais trois versions de chaque poème traduit. Puis nous travaillerions sur la meilleure, la moins lourde, la moins archaïsante. Notre correspondance ensuite a été on ne peut plus intensive, une sorte de « master-class » par écrit ; mais, au bout de quelques mois, il y avait quand même un cycle D qui, à présent, « passait » bien en français, et que la N.R.F. acceptait de publier en novembre.
« On vous a un peu tarabusté », me dit en souriant mon allié, lors d’une rencontre ultérieure. « Mais vous vous êtes cramponné.’

Jean Grosjean, Paul Gellings en Rutger Kopland aan het werk, april 1989

À partir de cette première série publiée en revue, les choses ont rapidement évolué. Plus besoin, par exemple, de passer par trois versions d’un même poème. Il suffisait que je note mes variantes en marge. Elles étaient biffées, soulignées ou commentées par Jean Grosjean, qui me faisait entièrement confiance pour le choix de la meilleure solution. C’était tout juste s’il ne me disait pas que c’était moi, maintenant, qui avais le dernier mot – dernier mot au demeurant impossible sans ce retour du courrier toujours résolument judicieux.
Par la suite, deux anthologies de poèmes de Rutger Kopland ont paru dans la Collection du Monde Entier : Songer à partir en 1986, suivi en 1998 par Souvenirs de l’inconnu. Sur ce plan aussi, Jean Grosjean a bien voulu laisser son empreinte en enrichissant notre premier recueil d’une belle préface, dans laquelle il caractérise Kopland comme suit : « Il ne devient proche des humains qu’en étant plus purement néerlandais. Et alors il se saisit de notre cœur avec un pragmatisme de rapace. Il est le langage dans son vrai rôle qui est de nous arracher notre cœur pour nous le montrer. Le tuf profond du français est beaucoup plus proche de ce génie-là que de la rhétorique de nos humanistes ou du sabir de nos penseurs. »
Sous-entendus polémiques et en même temps profession de foi. Nous entendons en effet la voix de celui qui a traduit dans un français pur et limpide la Genèse et l’Apocalypse, et qui dirigeait avec J.M.G. Le Clézio la collection L’Aube des Peuples, collection bâtie également sur des principes de langage et de traduction simples. Inutile de rappeler que, dans mon cas, ces principes se sont petit à petit substitués à une conception par trop rhétorique du lyrisme français.
C’est dire, enfin, que j’ai appris ceci : pour traduire la profondeur, les mouvements complexes d’un texte source, il faut d’abord et surtout un art du dépouillement, une parole nue et véritable – sinon tout se rétracte sous une nappe de signes saugrenus. Voilà le don que m’a si généreusement fait Jean Grosjean, et qui, un jour peut-être, me consolera de son silence.

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